Le programmatique a représenté 67 % des investissements display en France en 2018 (Observatoire e-pub SRI-Udecam), mais la méfiance des annonceurs à l’égard de ce mode d’achat reste forte. Mind Media a interrogé Emmanuel Crego, directeur général de l’agence média indépendante Values (anciennement Ecrans & Media), sur différents procédés pour le garantir : contractualisation en direct, audit, blockchain…
Les annonceurs veulent de plus en plus avoir une transparence des coûts sur l’achat programmatique. Comment y parvenir ?
Les trading desks sont souvent ici les seuls pointés du doigt par les annonceurs, pourtant chaque intervenant technologique peut lui aussi pratiquer des marges cachées. Il est d’ailleurs plus difficile pour les annonceurs d’évaluer leur impact dans la chaîne de valeur, car ils sont rarement en contact avec eux et cela exige une certaine expertise technique. Au passage, il est toujours assez amusant de lire les rapports financiers de certaines sociétés adtech cotées qui affichent des taux de marge commerciale bien supérieures à ce qu’elles pratiquent en réalité. Il y a donc un tri à faire parmi les technologies activées dans la chaîne. Cette question doit aller jusqu’aux technologies activées par les éditeurs partenaires, donc les SSP, et pas s’arrêter uniquement aux DSP.
Certains annonceurs se plaignent aussi de campagnes publicitaires programmatiques qui ne seraient pas totalement conformes à leur brief initial. À quel point est-ce justifié ?
Le non-respect des guidelines d’achat de l’annonceur peut porter sur des points très différents : les régies partenaires et sites sélectionnés, l’environnement de diffusion, l’activation des datas, les formats et encombrement publicitaires, les exigences en termes de visibilité, brand-safety, fraude, etc. Encore faut-il avoir défini ces critères en amont et pouvoir effectivement les contrôler ensuite. Il existe des vérificateurs tiers et des méthodes d’achats restrictives, mais les données sont multi-sources et certaines informations ne sont pas transmises par l’ensemble de la supply-chain. Un exemple simple : la distinction entre un format out-stream et in-stream en vidéo est très rarement transmise sur toute la chaîne, c’est donc une information peu accessible pour l’annonceur. Pourtant, les performances et les CPM varient considérablement entre ces deux formats, au sein d’un même site.
Les annonceurs qui s’appuient sur des sociétés d’audit pour évaluer
leurs dispositifs publicitaires en programmatique sont-ils dans la bonne direction ?
Non, clairement. Les benchmarks d’audit marché n’ont aucun sens dans la mesure de la performance en programmatique. Ils sont “confusants” car il y a trop de variables qui co-existent au sein d’une même campagne pour en conclure des enseignements fiables dans le temps. Par exemple, il existerait trop de biais à comparer des CPM de deux campagnes qui achètent le même site : différences d’objectifs, de ciblage, de critères d’achat plus ou moins restrictifs, d’éléments exogènes propres à l’éditeur et à la supply chain…
Cela exigerait de connaître le détail de chaque contexte de campagne pour avoir une vue “juste”. C’est impossible à réaliser. Pourtant, certaines sociétés d’audit continuent de comparer des choses non comparables, car elles sont focalisées uniquement sur la transparence des coûts de la part de l’agence, et non sur l’optimisation de la performance et la transparence de l’ensemble de la chaîne.
“Le RGPD a été une très bonne démonstration de la dépendance technologique de certaines agences et annonceurs à Google.”
Alors comment rassurer les annonceurs dans leur achat programmatique ?
Pour être efficace et tenter d’apporter des solutions, le vrai challenge réside dans l’opérabilité technologique : avoir une vue exhaustive et impartiale, en continu et temps réel, pour pouvoir optimiser facilement ensuite. La première étape pour l’annonceur est sûrement celle d’être indépendant technologiquement et de contractualiser directement avec les adtechs pertinentes. Évidemment, il faut un minimum d’investissement pour que la démarche ait du sens, car elle va demander un peu d’implication de la part de l’annonceur.
Cela signifie pour l’annonceur être moins dépendant de son agence média.
Oui, mais sans forcément internaliser ses achats. L’annonceur se doit d’être indépendant de son agence et ne pas se focaliser sur une seule technologie. La mise en place du RGPD a été une très bonne démonstration de la dépendance technologique de certaines agences et annonceurs à Google, qui leur a restreint considérablement l’accès aux inventaires, sans sommation. Le stack technologique est devenu prépondérant dans la stratégie de l’annonceur, il doit en avoir la gouvernance. De plus, contractualiser directement avec les technologies lui permet de contrôler son agence sur d’éventuelles tentations d’opérer des marges plus ou moins cachées. Mais comme évoqué précédemment, la transparence sur les coûts et guidelines d’achat ne sont pas qu’un sujet d’agence, cela concerne l’ensemble de la chaîne.
Plusieurs projets de blockchain sont testés dans le secteur publicitaire. Est-ce une solution crédible pour une meilleure transparence financière de l’achat média ?
Cela s’apparente un peu aux processus des blockchains en finance. Différentes sociétés américaines spécialisées ont fait leur apparition il y a trois ans. Elles ont des partis pris différents, mais proposent toutes des technologies permettant de réconcilier toutes les datas liées à une même impression et sur l’ensemble de la chaîne de valeur : DSP, SSP, vérificateurs tiers. Elles récupèrent les logs à chaque étape, en temps réel et en continu, de manière exhaustive. La vraie transparence financière de toute la chaîne est possible si les éditeurs et SSP acceptent de partager l’information sur les fees SSP avec l’annonceur. Certains “éditeurs” sont des sous-régies qui pratiquent des marges dans le cas de minimum garanti et ne les communiquent pas à l’éditeur final. Par ailleurs, certains éditeurs ne voient pas d’un bon œil le fait de communiquer une information qui leur est propre aux acheteurs ; il y a encore de la pédagogie à faire sur ce point. Avec le niveau de transparence supplémentaire permise par la blockchain, lorsqu’un annonceur investit 100 euros sur un site, il peut en déduire les fees des DSP et des SSP, et ainsi connaître le montant final versé à l’édi- teur. Il serait difficile pour les technologies d’opérer une marge cachée dans cette configuration.
La blockchain peut-elle être appliquée sur d’autres leviers de transparence au bénéfice de l’annonceurs ?
Oui, l’audit peut aussi être davantage poussé : les chemins technologiques (“supply path”) pouvant être multiples – éditeurs et annonceurs ayant souvent plusieurs technologies à disposition –, l’annonceur peut alors optimiser ses choix technologiques selon les inventaires et performances visés. Enfin, certaines technologies de blockchain permettent d’intégrer des guidelines qualitatives de l’annonceur – par exemple, un seuil de visibilité, l’exclusion de contenus violents, le respect d’ads.txt, la détection de la fraude… – et d’analyser tous ces critères à chaque impression. Une DSP ne donne pas ce niveau de détails par impression mais possède les moyennes pour chaque critère.
Existe-t-il des effets négatifs liés à la blockchain publicitaire ?
La contrainte majeure de ces technologies blockchain est l’accès à l’exhaustivité des inventaires. Le critère déterminant de leur efficacité sera leur connexion aux DSP et SSP majeures du marché. Certains acteurs, comme AppNexus (DSP/SSP), sont très volontaires sur le sujet et en font de vrais arguments de vente pour leurs clients. Je reste convaincu que, comme pour la “brand safety”, la lutte contre la fraude ou la mesure de la visibilité, ces critères devront être mesurés par des tiers, de manière objective, et non par les DSP et SSP elles- mêmes… Quoi qu’il en soit, les plus grands annonceurs vont vraisemblablement activer de plus en plus ce type de process, car ils répondent en grande partie à leur volonté de reprendre le contrôle de leurs achats programmatiques. Ces solutions ont le mérite d’être internationales, en opposition avec des initiatives locales qui auront du mal à être acceptées car restrictives. Les annonceurs vont donc demander à leurs partenaires de s’y intégrer, avec plus ou moins de réactivité. Le bénéfice sera de mettre en place des guidelines d’achats claires et unifiées pour l’ensemble des partenaires, facilement traçables et opérables.
Propos recueillis par Jean-Michel De Marchi
Article paru dans le numéro 435 du 15 juillet de Mind Media – https://www.mindnews.fr/article/15986/emmanuel-crego-values-les-annonceurs-doivent-etre-independants-technologiquement-et-contractualiser-directement-avec-les-adtechs/